«
Bahamas Leaks » : la trahison morale des élites
LE MONDE |
22.09.2016 à 11h52 •
Editorial du «
Monde ».
L’affaire est
consternante. L’ancienne commissaire européenne à la concurrence
Neelie Kroes a été membre du conseil de direction d’une société
offshore aux Bahamas jusqu’en 2009, alors qu’elle était en poste
à la Commission européenne, entre 2004 et 2014. C’est ce que
révèlent les documents confidentiels auxquels Le Monde a eu accès.
La Néerlandaise, après avoir nié l’affaire, l’a reconnue.
Cette structure,
Mint Holdings Limited, a été mise en place en 2000 avec des
investisseurs des Emirats arabes unis pour racheter des actifs
d’Enron, géant américain de l’énergie aujourd’hui disparu.
Mme Kroes, 75 ans, explique aujourd’hui que cette société n’a
jamais été opérationnelle, qu’elle n’a reçu aucun avantage
financier et ajoute qu’une « erreur administrative a été commise
» : sa présence en tant que directrice sur le registre de la
société aurait dû être supprimée en 2002.
On aimerait la
croire. Mais comment expliquer qu’elle ait « oublié »,
lorsqu’elle est devenue commissaire, de mentionner, dans sa
déclaration d’intérêts, comme l’exige la règle européenne,
cette activité qui remontait à moins de dix ans. Mme Kroes,
franchement, on n’oublie pas qu’on a voulu racheter Enron ! Dès
lors, c’est toute sa crédibilité qui s’effondre. Sur la
prétendue non-activité de cette « coquille » dont on peut être
sûr qu’elle était opaque, beaucoup moins qu’elle était vide.
Sur son impartialité lorsqu’elle était commissaire à la
concurrence et avait un œil sur le secteur de l’énergie...
Une attirance
maladive pour l’argent
Cette affaire
intervient après le cas de José Manuel Barroso, qui a rejoint cet
été la banque d’affaires américaine Goldman Sachs pour la
conseiller sur le Brexit. Le recrutement de l’ancien président de
la Commission par la banque accusée d’avoir aidé la Grèce à
maquiller ses comptes, s’il n’est pas illégal, est dévastateur
dans l’opinion.
L’ensemble révèle
une régression morale des élites. La Commission ne peut pas passer
son temps à exiger des peuples et des Etats une probité et une
éthique inspirées de Montesquieu et de Max Weber, que certains de
ses membres bafouent allégrement. Cet affairisme dure depuis vingt
ans, avec le recasage en 1999 du libéral allemand Martin Bangemann
au conseil d’administration de l’entreprise espagnole de télécoms
Telefonica, alors qu’il était encore chargé à Bruxelles… des
télécoms. Leur attirance pour l’argent est maladive, alors que le
contribuable européen verse à chaque commissaire une rémunération
que le privé n’offre que rarement : plus de 24 000 euros brut par
mois.
L’affaire est
destructrice pour la Commission de Jean-Claude Juncker. Mais il ne
faut pas s’y tromper. L’ancien premier ministre du Luxembourg et
sa Commission traquent la fraude avec le zèle des nouveaux
convertis. Si M. Juncker fait l’objet d’une campagne de
dénigrement à Bruxelles, c’est parce qu’il se bat. Contre Apple
et l’évasion fiscale, pour la répartition européenne des
réfugiés, pour une politique budgétaire européenne moins stricte.
Son action lui vaut bien des ennemis en Europe du Nord, de l’Est et
chez les conservateurs allemands.
M. Juncker est un
président politique d’une Commission politique. Il doit être
soutenu. Il doit aller jusqu’au bout et saisir la justice du cas
Kroes – afin, au minimum, de faire toute la lumière sur ses
activités. S’il ne fait pas le ménage à Bruxelles, ce sont les
populistes qui le feront.
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