Barroso pris la main
dans le Sachs
Par Jean Quatremer —
11 juillet 2016
L’embauche de
l’ancien président de la Commission européenne par la sulfureuse
banque d’affaires alimente les soupçons de collusion entre finance
et politique et porte un nouveau coup à l’image de l’UE.
La Commission
européenne ne juge plus «légitime», comme l’avait
malencontreusement déclaré vendredi un porte-parole de
l’institution, le recrutement de son ancien président, José
Manuel Durão Barroso, par la banque d’affaires américaine Goldman
Sachs (GS). Mais elle ne condamne pas pour autant ce pantouflage sans
précédent. Alors qu’il tenait là une occasion en or de marquer
le caractère «politique» de la Commission qu’il préside,
Jean-Claude Juncker a préféré se murer dans le silence, donnant
ainsi la désastreuse impression qu’il ne voulait pas insulter
l’avenir, le sien ou celui de ses collègues commissaires. Un rien
maladroit, c’est un euphémisme, à l’heure où ce recrutement
soulève une vague d’indignations à travers l’Europe et donne
l’image d’une collusion institutionnalisée entre le pouvoir
politique européen et les pires intérêts financiers qu’incarne,
à tort ou à raison, Goldman Sachs.
Carnet d’adresses
Pour le porte-parole
de l’exécutif européen, Margaritis Schinas, Barroso n’a violé
aucune des règles communautaires destinées à prévenir les
conflits d’intérêts, règles qui, a-t-il souligné, ont au moins
le mérite d’exister, «contrairement à d’autres organisations
internationales et à la plupart des Etats membres où l’on a vu
des dirigeants passer directement du service de l’Etat au secteur
privé». Une allusion directe à l’ex-chancelier allemand Gerhard
Schröder qui, dès le lendemain de sa défaite aux élections de
2005, a été nommé à la tête du consortium chargé de la
construction du gazoduc germano-russe «Nord Stream» en mer
Baltique, et dont l’actionnaire majoritaire était Gazprom. Un
conflit d’intérêts majeur, puisque c’est le gouvernement
Schröder qui avait signé le contrat et s’était même porté
garant d’un prêt d’un milliard d’euros au dit Gazprom.
Une allusion aussi à
tous ces dirigeants qui, dès la fin de leur fonction publique, ont
émargé aux conseils d’administration de nombreuses entreprises
(de Tony Blair, ancien premier ministre britannique, à Guy
Verhofstadt, ex-chef du gouvernement belge et actuel député
européen, en passant par les conférences grassement payées de
Sarkozy). Barroso a ainsi soigneusement attendu l’expiration du
délai de dix-huit mois après sa cessation de fonction, le 1er
novembre 2014, pour signer son contrat de président «non exécutif»
de GS, chargé notamment de limiter les effets du Brexit pour la
banque. S’il l’avait fait avant, selon le code de déontologie de
la Commission, cela l’aurait obligé à demander l’avis d’un
«comité d’éthique indépendant». Là, Barroso s’est contenté
d’avertir son successeur, Jean-Claude Juncker, après son embauche,
selon Schinas. On ne saura jamais combien la banque d’affaires va
rémunérer le carnet d’adresses de celui qui a dirigé la
Commission entre 2004 et 2014, mais on a appris lundi que l’ancien
Premier ministre libéral portugais (2002-2004) avait renoncé, dès
janvier 2015, à son «indemnité de transition» (environ 200 000
euros brut annuels pendant trois ans). Un beau geste a priori, mais
qui incite à penser que l’homme avait, dès cette époque, des
assurances quant à son avenir.
Renseignements
d’initiés
Si le «code de
déontologie» n’a pas été violé par l’ancien président, il
semble néanmoins qu’il ait pris quelques libertés avec l’article
245 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
prévoyant que les anciens membres de la Commission s’engagent à
«respecter pendant la durée de leurs fonctions et après cessation
de celles-ci les obligations découlant de leur charge, notamment les
devoirs d’honnêteté et de délicatesse quant à l’acceptation,
après cette cessation, de certaines fonctions ou de certains
avantages». Est-il «délicat» et «honnête» d’entrer au
service d’une banque à l’origine de la crise des subprimes, qui
a aidé la Grèce à dissimuler une partie de son déficit par des
opérations de «swap» (tout à fait légales au demeurant), avant
de spéculer contre la dette grecque, connaissant de l’intérieur
son caractère insoutenable, ce qui a entraîné toute la zone euro
dans une crise sans précédent qui s’est réglée à coup de
politiques d’austérité particulièrement violentes ? Car Barroso
dispose de renseignements d’initiés, tant sur la réglementation
financière et bancaire mise en place depuis 2009 que sur la
politique monétaire de la Banque centrale européenne (puisqu’il
pouvait assister aux réunions de la BCE) ou sur les réformes mises
en place en Grèce, qui pourraient s’avérer fort utile pour une
banque dont la spécialité est justement de s’enrichir avec de
telles informations. Pis : il sera chargé des relations avec l’Union
afin de préserver au mieux les intérêts de son employeur pendant
le Brexit.
«C’est une
situation vraiment détestable», reconnaît le député européen
Alain Lamassoure (LR et Parti populaire européen), qui préside la
commission d’enquête parlementaire sur l’évasion et la fraude
fiscale, et qui fut l’un des grands défenseurs de l’ancien
président. Le groupe socialiste du Parlement européen, qui l’a
pourtant investi tant en 2004 qu’en 2009, a sorti l’artillerie
lourde en demandant que GS «renonce à cette embauche» qu’il juge
«indécente, indigne et honteuse» et que la Commission ou au
Conseil des ministres (statuant à la majorité simple) saisissent la
Cour de justice européenne pour que Barroso soit déchu de sa future
retraite.
Mélange des genres
En l’état, il est
douteux qu’il se trouve une majorité de commissaires ou de pays
pour aller jusque-là, de peur de créer un précédent qui pourrait
empêcher les commissaires ou les fonctionnaires de se recycler une
fois leur mandat ou leur carrière à Bruxelles achevés. Car, dans
une grande majorité de pays européens, on ne considère pas que le
privé et le public sont deux mondes étanches. Comme le rappelle
Alain Lamassoure, «dans les pays nordiques et ibériques, il est
courant qu’un politique passe dans le privé, alors que dans les
pays anglo-saxons, c’est la norme. Il n’y a qu’en France où le
politique c’est l’affaire d’une vie. Comme le disait Michel
d’Ornano à propos de Geoffroy de Montalembert, un député dormant
: "Il se présentera à l’Assemblée nationale jusqu’à sa
mort, puis ensuite au Sénat."» «Il n’est pas illégitime
qu’un responsable public ait une vie professionnelle dans le privé
une fois son mandat achevé», renchérit Pierre Moscovici, le
commissaire en charge des questions économiques et monétaires
interrogé par Libération. A condition, bien sûr, que «la
délicatesse» soit respectée. Une notion éminemment politique :
«Si Barroso était allé dans une autre banque que GS, cela n’aurait
sans doute posé aucun problème», souligne Lamassoure.
Les socialistes
demandent donc au moins que les règles anti-pantouflages soient
durcies et que le comité d’éthique soit saisi de tous les postes
acceptés par d’ex-commissaires ou fonctionnaires pendant cinq ans
au lieu de dix-huit mois, soit la durée d’une législature. Pour
l’instant, la Commission n’a pas donné suite. Pourtant, tant le
recrutement de Barroso que ceux d’anciens commissaires (comme
Neelie Kroes, Viviane Reding, Siim Kallas ou encore Karel De Gucht)
par des entreprises multinationales posent des problèmes éthiques.
«Quelle image un dirigeant souhaite-t-il donner de la Commission,
chargée de l’intérêt général européen, et de lui-même dans
les fonctions qu’il y a exercées ? Est-ce la bonne ?» s’interroge
Moscovici. La solution n’est pas simple : «En France, on a mis en
place un code d’éthique pour les hauts fonctionnaires, rappelle
Lamassoure. A-t-il empêché les pantouflages dans le privé ? Non.»
Reste que les dégâts politiques causés par ce mélange des genres
sont indéniables : «En cette période de crise, où le populisme
veut dynamiter l’idée européenne et l’institution qui
l’incarne, le recrutement de Barroso par Goldman Sachs choque et
alimente les attaques contre la Commission», tranche Moscovici. Son
président, Jean-Claude Juncker, partage-t-il son indignation ?
Jean Quatremer
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