Renaud Camus, qui a inventé la théorie "grand remplacement", devant sa maison à Plieux, dans le sud-ouest de la France, le 4 avril 2019.
"Le
grand remplacement" : la théorie française qui séduit l'extrême droite
mondiale
Publié le : 14/11/2021 - 11:14
Texte par :
Lara BULLENS
L'animateur controversé de Fox News, Tucker Carlson, y fait
souvent référence en direct à l'antenne. Elle a poussé un nationaliste blanc à
commettre les attentats terroristes de 2019 contre deux mosquées à
Christchurch, en Nouvelle-Zélande, faisant 51 morts. En France, où elle est
apparue, la théorie du grand remplacement a le vent en poupe, martelée par Éric
Zemmour à la télévision et relayée sur les réseaux sociaux. Mais en quoi
consiste exactement cette théorie et comment est-elle née ?
"Compte suspendu". Deux mots en gras qui ornent le
profil du compte Twitter de Renaud Camus, bloquant son accès à la plateforme
qu'il utilisait pour participer à des débats politiques et faire avancer ses
convictions. Si sa renommée
internationale est loin d'égaler celle de son homonyme, l'écrivain Albert
Camus, sa théorie a néanmoins fait le tour du monde.
C'est dans
son livre "Le Grand Remplacement", publié en 2011, qu'il a inventé
cette expression, devenue depuis un cri de ralliement pour l'extrême droite à
travers le monde. S'il refuse
d'admettre que ses propos incitent à la haine ou à la violence, le réseau
social Twitter en a jugé autrement en suspendant son compte à la fin du mois
d'octobre. Moins d'une semaine plus tard, le 4 novembre, Renaud Camus a été
jugé pour la deuxième fois dans le sud-ouest de la France pour incitation à la
haine raciale après avoir publié des commentaires offensants sur Twitter en
2019.
Il a fait appel
du verdict prononcé contre lui en janvier 2020 et la décision du tribunal sera
annoncée le 20 janvier 2022. Pour l'instant, sa peine de deux mois de prison a
été suspendue.
Renaud Camus
"n'a rien inventé"
Enracinée dans le
nationalisme raciste, la théorie du grand remplacement attribue à une petite
élite un complot contre les Français et les Européens blancs, visant à les
remplacer à terme par des non-Européens d'Afrique et du Moyen-Orient, dont la
majorité sont musulmans. Renaud Camus parle souvent de "génocide par
substitution".
Les notions de
cette théorie remontent à 1900, lorsque le père du nationalisme français
Maurice Barrès parle d'une nouvelle population qui prendrait le pouvoir,
triompherait et "ruinerait notre patrie".
Dans un article
du quotidien Le Journal, celui-ci écrivait : "Le nom de France pourrait
bien survivre ; le caractère spécial de notre pays serait cependant détruit, et
le peuple installé dans notre nom et sur notre territoire, s'acheminerait vers
des destinées contradictoires avec les destinées et les besoins de notre terre
et de nos morts."
À l'époque où
Maurice Barrès écrivait, "l'antisémitisme était extrêmement courant",
explique Aurélien Mondon, chercheur et maître de conférence en politique à
l'université de Bath, dans le sud-ouest de l'Angleterre, contacté par France
24. "Barrès parlait de l'idée de pureté raciale", analyse-t-il, ce
qui explique pourquoi la théorie du remplacement de la population est devenue
si populaire chez les nazis, par exemple.
Après la Seconde
Guerre mondiale, l'extrême droite française a dû réinventer son discours pour
effectuer un retour. Délaissant le racisme biologique au profit du racisme
culturel, la théorie du remplacement a gagné du terrain dans les années 1970 et
1980.
"La Nouvelle
Droite et certains intellectuels français tentaient de trouver des moyens de
sortir de la marginalité", explique Aurélien Mondon. Au fil des ans, ces
idées se sont propagées au sein de l'extrême droite, qui devenait de plus en
plus courante en France, ouvrant finalement la voie à Renaud Camus pour publier
son livre sur le sujet sans être considéré comme trop radical.
"Renaud
Camus n'a rien inventé", explique le chercheur. "Il a rassemblé des
concepts et inventé l'expression, mais sa théorie s'inscrit dans un contexte
beaucoup plus large qui a contribué à la refonte de l'extrême droite [en
France]."
Esquiver
l'accusation de racisme
La théorie du
grand remplacement a fait son chemin dans le monde entier, devenant très
populaire parmi les mouvements identitaires en Europe et au sein de
l'"alt-right", la droite alternative américaine. Pour Aurélien
Mondon, cela a été rendu possible par la façon dont l'extrême droite a adapté
sa position sur le racisme. Plutôt que de parler de hiérarchies raciales ou
ethniques, le discours se concentre davantage sur les cultures et le pouvoir
culturel.
Dans une
interview récente accordée à la chaîne de télévision ancrée très à droite
CNews, Renaud Camus a affirmé que sa théorie ne portait pas sur la race, mais
sur la défense de la civilisation. "Le racisme est toujours tabou dans nos
sociétés", explique Aurélien Mondon. "Personne ne veut admettre qu'il
est raciste et personne ne veut être traité de raciste."
"Les
personnes qui regardent cette interview et qui vont succomber à cette panique,
à cette idée selon laquelle elles vont être remplacées sur le plan
ethnographique, ne veulent pas être traitées de racistes et vont dire qu'elles
défendent la civilisation", poursuit-il. "Cette approche leur offre
une respectabilité tout en véhiculant des préjugés racistes, et en protégeant
leurs propres privilèges", analyse le maître de conférence.
Alliances
contre-nature
Renaud Camus a
également pris le parti d'Éric Zemmour, l'éditorialiste d'extrême droite
pressenti comme potentiel candidat pour la prochaine élection présidentielle
française. Un juste retour des choses puisqu'Éric Zemmour s'est lui-même
inspiré de Renaud Camus et a propagé la théorie du grand remplacement dans
plusieurs de ses propres livres.
67 % des Français
pensent que le grand remplacement n’est pas un fantasme, ne vous en
déplaise.#Facealinfo #JeSoutiensZemmour pic.twitter.com/sBXJR4ivzM
— Eric Zemmour
(@ZemmourEric) November 4, 2021
Pourtant, tandis
qu'Éric Zemmour fait des déclarations ouvertement homophobes, Renaud Camus
était devenu dans les années 1970 une icône gay en revendiquant son
homosexualité. Il a écrit pour l'hebdomadaire français LGBT+, Gai Pied, en tant
que chroniqueur et a publié un roman autobiographique en 1979 intitulé
"Tricks" – le récit détaillé de ses ébats d'un soir dans des boîtes
de nuit et des appartements crasseux en Europe et aux États-Unis.
Selon Aurélien
Mondon, cette alliance contre-nature est essentielle pour comprendre comment
des théories comme celle du grand remplacement se sont répandues si facilement.
"Les gens de l'extrême droite se nourrissent de contradictions. Des
antisémites convaincus peuvent s'allier avec des personnes juives, parce qu'ils
partagent la même islamophobie et qu'ils jugent cette cause supérieure. Selon
la même logique, des personnes profondément antisémites ou islamophobes
s'allient parfois avec des personnes musulmanes sur la haine du juif."
Pour
l'extrême droite, l'anticonformiste est une force, pas une faiblesse.
"Cela montre qu'ils sont prêts à dépasser ces contradictions pour gagner
sur l'agenda racialiste", explique le chercheur Aurélien Mondon.
"C'est le but du jeu pour eux."
Selon les
statistiques de l'Insee, la population d'immigrés vivant en France était de 6,8
millions en 2020, soit 10,2 % de la population totale.
How France's ‘great replacement’ theory conquered
the global far right
Issued on:
08/11/2021 - 20:44
Text by:
Lara
BULLENS
Contentious
Fox News host Tucker Carlson often refers to it live on air. It propelled a
white nationalist to commit the 2019 terrorist attacks on two mosques in
Christchurch, New Zealand, killing 51 people. Now it’s resurfacing in its
country of origin, where far-right pundit Eric Zemmour is propagating the
theory on TV and social media. But what is the "great replacement"
theory and how did it originate?
“Account
suspended.” Two bold words that decorate Renaud Camus’ Twitter profile,
blocking his access to the platform he uses to engage in political debates and
advance his beliefs. Though arguably not as internationally known as Albert
Camus, the theories that author Renaud Camus has written about have travelled
far.
It was in
his 2011 book “Le Grand Remplacement” that he first coined the term “the great
replacement”, which became a rallying cry for the far right worldwide.
Though he
refuses to admit his words incite hatred or violence, this is precisely why
Twitter suspended his account at the end of October. Less than a week later, on
November 4, Camus was tried for a second time in the southwest of France for
inciting racial hatred after posting offensive comments on Twitter in 2019.
He has
appealed a January 2020 verdict against him, and the court's decision will be
announced on January 20, 2022. For now, his two-month prison sentence has been
suspended.
‘Camus
didn’t invent anything’
Rooted in
racist nationalist views, the great replacement theory purports that an elitist
group is colluding against white French and European people to eventually
replace them with non-Europeans from Africa and the Middle East, the majority
of whom are Muslim. Renaud Camus often refers to this as “genocide by
substitution”.
Notions of
the theory date as far back as 1900, when the father of French nationalism
Maurice Barrès spoke about a new population that would take over, triumph and
“ruin our homeland”.
In an
article for daily newspaper Le Journal, he wrote: “The name of France might
well survive; the special character of our country would, however, be
destroyed, and the people settled in our name and on our territory would be
heading towards destinies contradictory to the destinies and needs of our land
and our dead."
At the time
Barrès was writing, “anti-Semitism was extremely mainstream”, says Dr. Aurelien
Mondon, a senior lecturer of politics at Bath University in an interview with
FRANCE 24. “Barrès spoke about the idea of racial purity,” he says, which is
why the theory of population replacement became so popular among the Nazis, for
example.
But after
World War II, the French far right needed a new discourse to move back into the
mainstream. Shifting away from biological racism towards cultural racism, the
replacement theory gained ground in the 1970s and 1980s.
“The
Nouvelle Droite (New Right) and some French intellectuals were trying to find
ways to move away from the margins,” Mondon says. Over the years, these ideas
spread among the far right, which was becoming more and more mainstream in
France, eventually paving the way for Camus to publish his book on the topic
without being disregarded as too radical.
“Camus
didn’t invent anything,” Mondon explains. “He put concepts together and coined
the phrase, but his theory is part of a much broader context that contributed
to the reshaping of the far right [in France].”
Dodging the
racism bullet
The
replacement theory has made its way all around the world, becoming very popular
among identitarian movements in Europe and the alt-right in the US. For Mondon,
this was made possible by the way the far right adapted their stance on racism.
Rather than speaking of racial or ethnic hierarchies, the discourse focussed
more on cultures and cultural power.
In a recent
interview on French right-wing TV channel CNews, Camus claimed his theory
wasn’t about race but about defending civilisation. “Racism is still a taboo in
our societies,” Mondon explains, “Nobody wants to admit that they’re racist and
nobody wants to be called a racist.”
“The people
who watch that interview and who may fall for this moral panic, this idea that
they’re going to be replaced ethnographically,” he says, “don’t want to be
called racist and will say they’re defending civilisation.”
In the end,
this works in their favour, because “it makes people feel good about themselves
while allowing them to be prejudiced and racist, all while protecting their own
privilege,” according to Mondon.
Camus has
also sided with Eric Zemmour, a far-right pundit who is expected to announce
his candidacy for the upcoming French presidential elections. In fact, Zemmour
has long been inspired by Camus and has propagated the replacement theory in
his own books, “Le Suicide Français” (The French Suicide) and “Destin
Français”(French Destiny).
67 % des
Français pensent que le grand remplacement n’est pas un fantasme, ne vous en
déplaise.#Facealinfo #JeSoutiensZemmour pic.twitter.com/sBXJR4ivzM
— Eric
Zemmour (@ZemmourEric) November 4, 2021
“67% of
French people think the great replacement isn’t a fantasy, whether you like it
or not. #Facealinfo #JeSoutiensZemmour”
But while
Zemmour has made openly homophobic claims, Renaud Camus had a brief history as
a gay icon in the 1970s and 1980s. He wrote for the French LGBT+ weekly
magazine Gai Pied as a columnist and published an autobiographical novel in
1979 called “Tricks”, which gave detailed accounts of one-night stands with men
in nightclub bathrooms and grimy apartments across the US and Europe.
This unholy
alliance is also key to understanding how theories like the great replacement
spread so easily. “People in the far right are happy with contradictions,”
Mondon says. “People who are deeply anti-Semitic can ally with people who are
Jewish because they share the same Islamophobia and that trumps it all. And
vice versa, people who are deeply anti-Semitic and Islamophobic will sometimes
ally with Muslim people because the anti-Semitism trumps it.”
For the far
right, being contrarian is a strength, not a weakness. “It shows that they are
willing to go beyond these contradictions to win on the racialist agenda,”
Mondon explains. “This is the end game for them.”
So despite
the fact that the great replacement theory is conspiratorial, seeing as only
9.6 percent of the French population was made up of immigrants in 2018, it is a
tool to get into a position of power. And for someone like Zemmour, that is the
end game.
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