«
Bahamas Leaks » : la société offshore cachée de l’ex-commissaire
européenne à la concurrence
Neelie
Kroes a été directrice, entre 2000 et 2009, d’une société
enregistrée aux Bahamas, dont l’existence n’a jamais été
révélée aux autorités bruxelloises, selon nos informations.
LE MONDE |
21.09.2016 à 19h57 • Mis à jour le 22.09.2016 à 06h42 | Par
Maxime Vaudano, Jérémie Baruch et Anne Michel
Le
Monde et les médias partenaires du Consortium international des
journalistes d’investigation (ICIJ) ont eu accès à de nouveaux
documents confidentiels, les « Bahamas Leaks », portant sur
l’équivalent d’un « registre du commerce » bahamien. Parmi les
plus de 175 000 structures offshore enregistrées dans ce paradis
fiscal depuis 1990, certaines sont liées à des personnalités
politiques de premier plan.
Neelie Kroes,
ex-commissaire européenne à la concurrence (2004-2009) de la
Commission Barroso, a été directrice, entre 2000 et 2009, de Mint
Holdings Limited, une société enregistrée aux Bahamas. Selon nos
informations, l’existence de cette société offshore n’a jamais
été révélée aux autorités bruxelloises.
Les « Bahamas Leaks
» en bref
Cinq mois après
les « Panama papers », Le Monde et ses partenaires du consortium
international des journalistes d’investigation (ICIJ) ont eu accès
à de nouveaux documents confidentiels sur le monde opaque des
paradis fiscaux : les « Bahamas Leaks ».
Ces documents
obtenus par la Süddeutsche Zeitung portent sur 175 480 structures
offshore enregistrées aux Bahamas entre 1959 et 2016. Ils dressent
l’équivalent d’un « registre du commerce » pour ce paradis
fiscal opaque, levant le voile sur l’identité des administrateurs
de certaines de ces sociétés, jusque-là anonymes.
Neelie Kroes,
ancienne commissaire européenne à la concurrence, détentrice d’une
société offshore non déclarée
Classée cinq années
de suite parmi les femmes les plus puissantes du monde par le
magazine Forbes, Neelie Kroes, ex-commissaire européenne à la
concurrence (2004-2009) de la Commission Barroso, a été directrice,
entre 2000 et 2009, de Mint Holdings Limited, une société
enregistrée aux Bahamas.
Selon nos
informations, l’existence de cette société offshore n’a jamais
été révélée aux autorités bruxelloises comme elle aurait
pourtant dû l’être dans les déclarations d’intérêt remplies
par Mme Kroes à son entrée en poste. Elle y affirmait pourtant
avoir abandonné tous ses mandats avant son entrée à la Commission.
Enregistrée au mois
de juillet 2000 auprès des autorités bahamiennes, Mint Holdings
aurait dû servir à une grosse opération financière qui consistait
à racheter plus de 6 milliards de dollars d’actifs à la branche
internationale énergie d’Enron, dans le cadre de l’opération «
Project Summer ».
Cette opération
devait être financée principalement par des investisseurs proches
de la famille royale des Emirats arabes unis ainsi que par des hommes
d’affaires saoudiens. L’état bancal des comptes de la société
américaine Enron ainsi que des problèmes de santé du principal
investisseur du projet – l’ancien président des Emirats arabes
unis, Zayed Al-Nayane, mort en 2004 – ont eu raison du rachat.
Contactée, Neelie
Kroes a d’abord démenti avant de finalement confirmer avoir été
nommée « directrice non exécutive » de Mint Holdings. Par
l’entremise de ses avocats, elle soutient que sa société n’a «
jamais été opérationnelle », et qu’elle n’en a reçu aucun
avantage financier.
Si elle admet que sa
non-déclaration à la Commission était un oubli, Mme Kroes précise
néanmoins que le fait qu’elle soit mentionnée, dans les documents
que Le Monde a pu consulter, en tant qu’administratrice de la
société jusqu’en 2009 « était une erreur administrative » : sa
présence en tant que directrice aurait dû, selon elle, être
supprimée dès 2002.
L’ex-commissaire
se dit « prête à assumer l’entière responsabilité » de cette
omission et en a informé l’actuel président de la Commission
européenne, Jean-Claude Juncker. Un porte-parole de la Commission a
déclaré qu’ils « allaient examiner les faits avant de faire un
commentaire ».
Les fonctions de Mme
Kroes l’ont en effet conduite à l’époque à œuvrer en faveur
de la libéralisation du marché de l’énergie, justement celui
dans lequel évoluait Enron et au sein duquel les Emirats arabes unis
occupent une place prépondérante, avec des réserves gazières
parmi les plus importantes du monde.
En 2005, la société
Mint Holdings, qui avait perdu son objet initial, a été réactivée
pour mener des opérations biens réelles. Ni la nature de ces
nouvelles activités ni celle des flux financiers qui ont circulé
sur les comptes de Mint Holdings ne sont connues, mais elles restent
hautement problématiques pour l’ex-commissaire, qui était encore
en place à l’époque. Ce n’est que moins de deux mois avant son
changement de portefeuille – elle devient, en 2009, commissaire à
la société numérique – que Neelie Kroes démissionne de ses
fonctions d’administratrice de Mint Holdings.
Les
« pantouflards » de la Commission Barroso
Les révélations
sur l’ancienne commissaire européenne risquent de ternir encore
plus l’image d’une institution déjà régulièrement accusée
d’être plus sensible au business des lobbys qu’à l’intérêt
des citoyens européens.
L’arrivée de
l’ancien président de la Commission européenne – entre 2004 et
2014 –, José Manuel Barroso, chez Goldman Sachs avait déjà
provoqué une vague d’indignation, y compris au sein des personnels
des institutions européennes, d’ordinaire discrets.
Si la Commission se
défend en soulignant que le code de conduite des commissaires
européens avait été respecté à la lettre par M. Barroso, la
médiatrice européenne a relancé la polémique au début du mois,
en poussant M. Juncker à soumettre le « cas » Barroso au comité
d’éthique.
Le code de conduite
a été réformé en 2011 mais il ne prévoit aucune sanction
spécifique et présente de nombreuses faiblesses : selon un rapport
paru en 2015, un tiers des commissaires qui ont quitté Bruxelles
après la fin de la Commission Barroso 2 sont allés travailler pour
des multinationales. Parmi eux… Neelie Kroes, qui a été débauchée
par Bank of America Merrill Lynch et Uber.
Les
« Bahamas Leaks » lèvent un peu plus le voile sur les paradis
fiscaux
Les documents
obtenus par la Süddeutsche Zeitung et partagés avec l’ICIJ
portent sur 175 480 structures offshore enregistrées dans ce paradis
fiscal des Caraïbes entre 1990 et 2016. Si certaines de ces
informations sont déjà publiques – moyennant une dizaine de
dollars par document – en se rendant physiquement au registre du
commerce des Bahamas ou à travers sa version en ligne, les
informations disponibles dans ces registres officiels sont parfois
incomplètes, voire même contredites par des documents issus des «
Bahamas Leaks ».
Les « Bahamas Leaks
» permettent aussi de retrouver la trace de plusieurs dirigeants
mondiaux en tant que directeurs de structures offshore, comme le
ministre des finances canadien Bill Morneau, le vice-président
angolais Manuel Vicente, l’ancien émir du Qatar Hamad ben Khalifa
Al-Thani (1995-2013), l’ancien premier ministre de Mongolie
Sükhbaataryn Batbold (2009-2012) ou encore l’ancien ministre
colombien des mines Carlos Caballero Argaez.
Le consortium ICIJ,
qui a coordonné cette nouvelle publication, a décidé de rendre
publique une grande partie de ces informations (noms des sociétés,
dates de création et de dissolution, identité des administrateurs
et des intermédiaires, etc.) pour venir enrichir sa base de données
en ligne de l’offshore.
Secret
fiscal aux Bahamas : un pas en avant, deux pas en arrière
Ces dernières
années, les Bahamas avaient joué le jeu de la coopération fiscale,
en acceptant de lever le secret bancaire et d’échanger « à la
demande » des informations sur des ressortissants étrangers
possédant des actifs sur les îles. Les Bahamas ont, à ce titre,
été notés « globalement conformes » en matière de coopération
par l’Organisation de coopération et de développement
économiques, instance chargée par le G20 de lutter contre la fraude
et l’évasion fiscale.
Mais depuis quelques
semaines la donne a changé : le passage à un système mondial
d’échange automatique d’informations fiscales entre les pays
doit se substituer au mode d’échange à la demande. Or, après
s’être engagé à utiliser ce nouveau système d’ici à 2018,
Nassau semble se rétracter afin de protéger son secteur financier
et éviter une fuite de capitaux. Et pour cause, celui-ci pèse pour
20 % du produit intérieur brut du pays.
Ce qui différencie
les « Bahamas Leaks » des « Panama papers »
1. L’origine :
Les « Panama
papers », documents internes du cabinet panaméen Mossack Fonseca,
portaient sur des sociétés offshore domiciliées dans une vingtaine
de paradis fiscaux différents (Panama, Bahamas, îles Vierges,
Hong-Kong, etc.).
Les « Bahamas
Leaks » portent sur la seule juridiction des Bahamas, mais sur des
sociétés immatriculées par 539 domiciliateurs différents (dont
Mossack Fonseca).
2. La nature des
documents :
Les « Panama
papers » révélaient à la fois des informations officielles mais
non publiques (comme le nom des administrateurs des sociétés
offshore), mais également des informations confidentielles en
possession de Mossack Fonseca (courriers, contrats, registres, etc.),
qui permettaient parfois de lever le voile sur l’identité réelle
des bénéficiaires et les activités de ces sociétés.
Les « Bahamas
Leaks » sont, pour l’essentiel, un registre du commerce, muet sur
le nom des actionnaires, des bénéficiaires et les activités des
sociétés offshore bahaméennes.
3. L’ampleur de la
fuite :
Les « Panama
papers » étaient constitués de 11,5 millions de fichiers portant
sur 214 488 structures offshore, soit 2 600 gigaoctets de données.
Les « Bahamas
Leaks » représentent 1,3 millions de fichiers portant sur 175 888
sociétés offshore, soit 38 gigaoctets.
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