"Aux
portes du pouvoir" : Arnaud Benedetti dissèque les conditions de
"l’inévitable victoire du RN" en 2027
"Certes
les tentatives de re-diabolisation ne manqueront pas d’être réinstallées, entre
autres sur la question de la Russie. Mais la limite de ces dernières est
indissociable de plusieurs éléments, à la fois endogènes et exogènes. Le
logiciel du RN s’est d’abord transformé : sur l’euro, le sociétal, y compris
sur la relation au régime de Poutine."
Justine
Delmotte
"Aux
portes du pouvoir" : Arnaud Benedetti dissèque les conditions de
"l’inévitable victoire du RN" en 2027
Entretien
Propos
recueillis par Etienne Campion
Publié le 29/04/2024 à 11:30
Observateur
de la scène politique française de longue date, Arnaud Benedetti, professeur
associé à la Sorbonne, fait paraître « Aux portes du pouvoir – RN, l’inévitable
victoire ? » (Michel Lafon). Un mélange d'analyse et d'enquête qui chronique
cette marche vers l'Élysée et préfigure « la France du jour d'après ».
Le nouvel
ouvrage d’Arnaud Benedetti, Aux portes du pouvoir – RN, l’inévitable victoire
?, paraît aux Éditions Michel Lafon. Professeur associé à la Sorbonne,
rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire (RPP) Arnaud Benedetti
a publié une dizaine d'ouvrages et des billets d'analyses sur la scène
politique française, notamment sur le site de Marianne.
Aux portes
du pouvoir – RN, l’inévitable victoire ? associe l'analyse à l'enquête en
interrogeant des hommes politiques, notamment l'ancien président François
Hollande ou bien des cadres du RN, sur l'éventualité, devenue évidence, du
Rassemblement national au pouvoir. Arnaud Benedetti
dissèque les causes de la mort de la France d'avant, pour montrer à ceux qui
diront qu'ils ne savaient pas, et anticipe ce que pourrait être la France
d'après.
Marianne : Quelle est la responsabilité
d’Emmanuel Macron dans le fait que le Rassemblement national soit « aux portes
du pouvoir », et qu'il s'agisse d'une « inéluctable victoire » ?
Arnaud
Benedetti : Emmanuel Macron est plus un symptôme qu’une cause. Il a accentué la
coupure des élites avec les Français mais cette coupure a commencé avant son
accession à l’Élysée. Il a été d’une certaine façon le joker du parti des
élites quand ce dernier, dans les années 2010, s’est considérablement fragilisé
électoralement.
Macron en a été le sauveur mais il n’a tiré
aucun enseignement de la défiance grandissante des Français. Et par sa
verticalité, sa communication perçue comme méprisante ou désinvolte, son peu
d’appétence pour les corps intermédiaires, sa tonalité emplie de certitudes, il
a accru la coupure de la classe dirigeante avec les classes populaires et les
classes moyennes qui constituent les moteurs du sentiment démocratique.
Homme providentiel d’un système à propension
oligarchique, il s’est persuadé qu’il était l’homme providentiel de tous les
Français. Sa politique a par ailleurs ossifié le parti pris élitaire en
accélérant les logiques d’alignement sur la mondialisation, tant par sa
complaisance pour les communautarismes, notamment en début de mandat, que par
sa volonté assumée de « dé-souverainiser » la France au profit d’une
souveraineté européenne fantasmatique.
Ce président a privilégié la segmentation de
l'électorat en variant les discours en oubliant que la société, à l’épreuve des
menaces de ce premier quart de siècle, souhaitait d’abord être considérée comme
une nation car le propre de la nation est d’attendre de l’État d’être protégée
et projetée dans un avenir qui lui promet autre chose que sa dilution, voire sa
disparition. Macron a promu le grand effacement quand une très large majorité
des Français en appellent à la grande réaffirmation de l’État, de l’appartenance
nationale, de la démocratie souveraine. Ce court-circuit entre la tête de
l’État et le corps social a indéniablement favorisé la progression du
Rassemblement national qui a par ailleurs profité de l’inaptitude des autres
oppositions à se reconstruire.
Si le RN gagne, que va advenir le « bloc
central », selon vous ?
Son délitement est probable mais pas
inéluctable : probable car l’onde de choc provoquée par sa potentielle défaite
générera une tentation pour ceux qui au centre droit et au centre gauche qui
ont rejoint Emmanuel Macron au cours des ans de refonder quelque chose à partir
de leurs bases originelles.
François Hollande, que j’ai interviewé pour ce
livre, pronostique la fin du macronisme après le départ d’Emmanuel Macron de
l’Élysée. Mais cette probabilité n’est pas irréversible parce que d’une part,
on peut imaginer qu’Emmanuel Macron tentera de reféderer son camp dans le cadre
de son projet européen et que d’autre part, d’autres, au sein de ce même bloc,
s’efforceront aussi de le maintenir pour le reconstruire à leur avantage.
Édouard Philippe, François Bayrou ou Gabriel Attal sont, entre autres, de ceux-là.
Postulez-vous que la dédiabolisation est
achevée ? Qu'y a-t-il après ? La normalisation ? Le RN ne peut-il pas aussi,
avec l'exercice du pouvoir, se rediaboliser ?
L’accès d’un groupe parlementaire massif RN à
l’Assemblée nationale constitue un fait politique majeur de ces toutes
dernières années. Ce succès électoral a d’abord fait voler en éclat l’idée d’un
plafond de verre infranchissable. Car il faut rappeler que cette avancée
s’effectue dans le cadre d’un mode de scrutin dont on pensait qu’il était un
obstacle majeur pour les chances de succès du RN. En outre, 53 des
parlementaires RN l’ont été dans le contexte de duels avec des candidats de la
majorité présidentielle. Ce qui en dit long sur la force de la dynamique du
parti de Marine Le Pen.
Ensuite,
cette parlementarisation a contribué à renforcer la socialisation d’une
formation qui, dès ses premiers pas au Palais-Bourbon, s’est efforcée d’adopter
un comportement respectueux du fonctionnement institutionnel. Je décris dans
l’ouvrage ce processus d’acculturation. Certes, les tentatives de
re-diabolisation ne manqueront pas d’être réinstallées, entre autres sur la
question de la Russie. Mais la limite de ces dernières est
indissociable de plusieurs éléments, à la fois endogènes et exogènes. Le
logiciel du RN s’est d’abord transformé : sur l’euro, le sociétal, y compris
sur la relation au régime de Poutine.
Cette mutation s’est renforcée depuis le 7
octobre et l’attaque terroriste du Hamas contre Israël. La participation du RN
à la manifestation contre l’antisémitisme a de ce point de vue constitué une
étape supplémentaire dans la normalisation, en particulier du fait des
déclarations de Serge Klarsfeld approuvant à la veille de l’événement cette
présence. Comme l’un de mes contacts, cadre du RN et qui en a connu toutes les
évolutions depuis quatre décennies, me l’a dit : « Serge Klarsfeld a livré pour
la circonstance les clés de la dédiabolisation à Marine le Pen ».
Mais au-delà de cette configuration, il a une
autre propriété bien plus structurante encore qui vient amortir les logiques de
type « barrage républicain » héritées du passé : le renouvellement
générationnel du corps électoral. À mesure que d’autres générations montent sur
le marché électoral, dont la mémoire n’a pas été socialisée dans l’atmosphère
de diabolisation, plus cette atmosphère se dissipe et plus le vote RN gagne non
seulement en acceptabilité mais en crédibilité. Les forces électorales d’avenir,
actives, aussi sont du côté du Rassemblement national – ce qui dès lors rend
plus probable un accès du RN au pouvoir dans un contexte de démonétisation des
offres politiques de gouvernement usées par quatre décennies de pouvoir.
Néanmoins
le risque de rediabolisation demeure une préoccupation constante au RN qui,
sans doute, est aujourd’hui la formation qui exerce le plus grand contrôle sur
elle-même. Marine Le Pen répète souvent que « nombre de gens peuvent avoir peur
du RN en toute bonne foi ».
Qu’est-ce
que les « gatekeepers », et en quoi la relation du RN avec eux évolue-t-elle ?
L’écosystème médiatique s’est tout à la fois
polarisé et désintermedié. En d’autres termes, en se déverrouillant, il offre
au RN et à son expression politique une formidable fenêtre politique pour que
ce dernier puisse contourner les médias les plus hostiles et imposer son agenda
thématique. Ce double phénomène s’est par ailleurs accompagné d’un travail de
professionnalisation et de normalisation des relations avec la presse.
Caroline Parmentier, aujourd’hui députée du
Pas-de-Calais mais auparavant en charge des relations presse du RN a été l’une
des chevilles ouvrières de cette « pacification » poursuivie aujourd’hui par
son successeur, l’ancien journaliste Victor Chabert (N.D.L.R. : Caroline
Parmentier vient de revenir à la gestion presse du RN puisque Victor Chabert
s'est mis en retrait pour des raisons de santé). Par ailleurs, la communauté
médiatique, beaucoup plus clivée que dans un passé récent, ouvre un large
espace de légitimation au RN. Cette plus grande hétérogénéité éditoriale joue
aussi en faveur de la normalisation, laquelle est aussi facilitée par des
offres radicales à gauche avec LFI ou avec un dépassement sur la droite du RN
avec l’offre plus identitaire et conservatrice d’Éric Zemmour.
En cas de ce que vous appelez « choc des
alternances », comment entendent réagir les personnalités que vous avez
interrogées et les élites en général ?
Ceux qui aujourd’hui considèrent en effet que
la radicalité de LFI cornérise définitivement son leader portent peut-être un
jugement hâtif sur les évolutions à venir. Le pari très réfléchi de Jean-Luc
Mélenchon consiste à travailler sur la durée afin de consolider son socle
électoral en spéculant sur l’instabilité sociale, communautaire et
institutionnelle du pays.
Son calcul ne doit pas être pris comme
totalement provocateur, même s’il l'est dans les faits et les valeurs, ni comme
irréaliste. Dans un affaiblissement du parti présidentiel, usé par le pouvoir
et une incapacité de la gauche à se reconstruire, LFI peut s'offrir un trou de
souris pour se faufiler au second tour. Dans cette hypothèse au regard des
tendances de fond, une confrontation Marine Le Pen/Jean-Luc Mélenchon
constituerait certes une immense surprise mais il ne faut pas forcément en
exclure l’idée dans un pays aussi politique que la France et aussi fatigué par
des décennies d’indifférenciation politique.
Ce retour au choc des alternances, bien
évidemment, verrait Marine Le Pen l’emporter. D’autant plus que les traits
d’images qui la portent aujourd’hui s’améliorent et en font un personnage
central, voire presque rassurant pour des segments importants de l’opinion.
Tout l’enjeu pour elle désormais est de travailler à la crédibilisation d’une
offre d’alternance en mesure de gouverner. D’où la recherche de profils
d’experts, d’où la haute fonction publique que le RN s’efforce de rassurer
alors qu’Emmanuel Macron l’aura fortement bousculée, notamment en supprimant
quelques grands corps (préfets, diplomates) et d’où le frémissement qui, de ce
côté-là, commence à se faire sentir dans les groupes d’expertises qui
travaillent déjà sur la future campagne. Après le renforcement sociologique,
après la dédiabolisation, le nouveau chantier du RN consiste à polir les outils
de sa professionnalisation. C’est là le troisième étage de la fusée.
« La faisabilité a ceci de porteur pour le RN
qu'elle tend à renforcer sa légitimité et sa crédibilité. La perception
participe de la construction de la réalité, sans la rendre certaine, mais en
l'inscrivant dans le champ des possibles. » Qu’entendez-vous par là ?
Tout simplement que le RN pour de nombreux
acteurs, observateurs, est devenu une hypothèse presque comme une autre et que
plus cette hypothèse se crédibilise au vu des sondages, des élections, des
ralliements aussi, plus l’idée d’un accès au pouvoir est naturalisée jusque
dans des sphères qui hier encore l’auraient rejetée et l’aurait combattue. Ce
n’est plus un tabou, ni quelque chose d’indicible, même si nombre
d’incertitudes demeurent quant à cette issue. Mais force est de constater que
pour de nombreux segments de l’opinion, Marine Le Pen incarne de plus en plus
une figure plausible de la grande alternance. Reste à savoir ce qui se
passerait ensuite… C’est aussi cet aspect des choses que tente de comprendre
mon enquête.
"Certes
les tentatives de re-diabolisation ne manqueront pas d’être réinstallées, entre
autres sur la question de la Russie. Mais la limite de ces dernières est
indissociable de plusieurs éléments, à la fois endogènes et exogènes. Le
logiciel du RN s’est d’abord transformé : sur l’euro, le sociétal, y compris
sur la relation au régime de Poutine."
Justine
Delmotte
"Aux
portes du pouvoir" : Arnaud Benedetti dissèque les conditions de
"l’inévitable victoire du RN" en 2027
Entretien
Propos
recueillis par Etienne Campion
Publié le 29/04/2024 à 11:30
Observateur
de la scène politique française de longue date, Arnaud Benedetti, professeur
associé à la Sorbonne, fait paraître « Aux portes du pouvoir – RN, l’inévitable
victoire ? » (Michel Lafon). Un mélange d'analyse et d'enquête qui chronique
cette marche vers l'Élysée et préfigure « la France du jour d'après ».
Le nouvel
ouvrage d’Arnaud Benedetti, Aux portes du pouvoir – RN, l’inévitable victoire
?, paraît aux Éditions Michel Lafon. Professeur associé à la Sorbonne,
rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire (RPP) Arnaud Benedetti
a publié une dizaine d'ouvrages et des billets d'analyses sur la scène
politique française, notamment sur le site de Marianne.
Aux portes
du pouvoir – RN, l’inévitable victoire ? associe l'analyse à l'enquête en
interrogeant des hommes politiques, notamment l'ancien président François
Hollande ou bien des cadres du RN, sur l'éventualité, devenue évidence, du
Rassemblement national au pouvoir. Arnaud Benedetti
dissèque les causes de la mort de la France d'avant, pour montrer à ceux qui
diront qu'ils ne savaient pas, et anticipe ce que pourrait être la France
d'après.
Marianne : Quelle est la responsabilité
d’Emmanuel Macron dans le fait que le Rassemblement national soit « aux portes
du pouvoir », et qu'il s'agisse d'une « inéluctable victoire » ?
Arnaud
Benedetti : Emmanuel Macron est plus un symptôme qu’une cause. Il a accentué la
coupure des élites avec les Français mais cette coupure a commencé avant son
accession à l’Élysée. Il a été d’une certaine façon le joker du parti des
élites quand ce dernier, dans les années 2010, s’est considérablement fragilisé
électoralement.
Macron en a été le sauveur mais il n’a tiré
aucun enseignement de la défiance grandissante des Français. Et par sa
verticalité, sa communication perçue comme méprisante ou désinvolte, son peu
d’appétence pour les corps intermédiaires, sa tonalité emplie de certitudes, il
a accru la coupure de la classe dirigeante avec les classes populaires et les
classes moyennes qui constituent les moteurs du sentiment démocratique.
Homme providentiel d’un système à propension
oligarchique, il s’est persuadé qu’il était l’homme providentiel de tous les
Français. Sa politique a par ailleurs ossifié le parti pris élitaire en
accélérant les logiques d’alignement sur la mondialisation, tant par sa
complaisance pour les communautarismes, notamment en début de mandat, que par
sa volonté assumée de « dé-souverainiser » la France au profit d’une
souveraineté européenne fantasmatique.
Ce président a privilégié la segmentation de
l'électorat en variant les discours en oubliant que la société, à l’épreuve des
menaces de ce premier quart de siècle, souhaitait d’abord être considérée comme
une nation car le propre de la nation est d’attendre de l’État d’être protégée
et projetée dans un avenir qui lui promet autre chose que sa dilution, voire sa
disparition. Macron a promu le grand effacement quand une très large majorité
des Français en appellent à la grande réaffirmation de l’État, de l’appartenance
nationale, de la démocratie souveraine. Ce court-circuit entre la tête de
l’État et le corps social a indéniablement favorisé la progression du
Rassemblement national qui a par ailleurs profité de l’inaptitude des autres
oppositions à se reconstruire.
Si le RN gagne, que va advenir le « bloc
central », selon vous ?
Son délitement est probable mais pas
inéluctable : probable car l’onde de choc provoquée par sa potentielle défaite
générera une tentation pour ceux qui au centre droit et au centre gauche qui
ont rejoint Emmanuel Macron au cours des ans de refonder quelque chose à partir
de leurs bases originelles.
François Hollande, que j’ai interviewé pour ce
livre, pronostique la fin du macronisme après le départ d’Emmanuel Macron de
l’Élysée. Mais cette probabilité n’est pas irréversible parce que d’une part,
on peut imaginer qu’Emmanuel Macron tentera de reféderer son camp dans le cadre
de son projet européen et que d’autre part, d’autres, au sein de ce même bloc,
s’efforceront aussi de le maintenir pour le reconstruire à leur avantage.
Édouard Philippe, François Bayrou ou Gabriel Attal sont, entre autres, de ceux-là.
Postulez-vous que la dédiabolisation est
achevée ? Qu'y a-t-il après ? La normalisation ? Le RN ne peut-il pas aussi,
avec l'exercice du pouvoir, se rediaboliser ?
L’accès d’un groupe parlementaire massif RN à
l’Assemblée nationale constitue un fait politique majeur de ces toutes
dernières années. Ce succès électoral a d’abord fait voler en éclat l’idée d’un
plafond de verre infranchissable. Car il faut rappeler que cette avancée
s’effectue dans le cadre d’un mode de scrutin dont on pensait qu’il était un
obstacle majeur pour les chances de succès du RN. En outre, 53 des
parlementaires RN l’ont été dans le contexte de duels avec des candidats de la
majorité présidentielle. Ce qui en dit long sur la force de la dynamique du
parti de Marine Le Pen.
Ensuite,
cette parlementarisation a contribué à renforcer la socialisation d’une
formation qui, dès ses premiers pas au Palais-Bourbon, s’est efforcée d’adopter
un comportement respectueux du fonctionnement institutionnel. Je décris dans
l’ouvrage ce processus d’acculturation. Certes, les tentatives de
re-diabolisation ne manqueront pas d’être réinstallées, entre autres sur la
question de la Russie. Mais la limite de ces dernières est
indissociable de plusieurs éléments, à la fois endogènes et exogènes. Le
logiciel du RN s’est d’abord transformé : sur l’euro, le sociétal, y compris
sur la relation au régime de Poutine.
Cette mutation s’est renforcée depuis le 7
octobre et l’attaque terroriste du Hamas contre Israël. La participation du RN
à la manifestation contre l’antisémitisme a de ce point de vue constitué une
étape supplémentaire dans la normalisation, en particulier du fait des
déclarations de Serge Klarsfeld approuvant à la veille de l’événement cette
présence. Comme l’un de mes contacts, cadre du RN et qui en a connu toutes les
évolutions depuis quatre décennies, me l’a dit : « Serge Klarsfeld a livré pour
la circonstance les clés de la dédiabolisation à Marine le Pen ».
Mais au-delà de cette configuration, il a une
autre propriété bien plus structurante encore qui vient amortir les logiques de
type « barrage républicain » héritées du passé : le renouvellement
générationnel du corps électoral. À mesure que d’autres générations montent sur
le marché électoral, dont la mémoire n’a pas été socialisée dans l’atmosphère
de diabolisation, plus cette atmosphère se dissipe et plus le vote RN gagne non
seulement en acceptabilité mais en crédibilité. Les forces électorales d’avenir,
actives, aussi sont du côté du Rassemblement national – ce qui dès lors rend
plus probable un accès du RN au pouvoir dans un contexte de démonétisation des
offres politiques de gouvernement usées par quatre décennies de pouvoir.
Néanmoins
le risque de rediabolisation demeure une préoccupation constante au RN qui,
sans doute, est aujourd’hui la formation qui exerce le plus grand contrôle sur
elle-même. Marine Le Pen répète souvent que « nombre de gens peuvent avoir peur
du RN en toute bonne foi ».
Qu’est-ce
que les « gatekeepers », et en quoi la relation du RN avec eux évolue-t-elle ?
L’écosystème médiatique s’est tout à la fois
polarisé et désintermedié. En d’autres termes, en se déverrouillant, il offre
au RN et à son expression politique une formidable fenêtre politique pour que
ce dernier puisse contourner les médias les plus hostiles et imposer son agenda
thématique. Ce double phénomène s’est par ailleurs accompagné d’un travail de
professionnalisation et de normalisation des relations avec la presse.
Caroline Parmentier, aujourd’hui députée du
Pas-de-Calais mais auparavant en charge des relations presse du RN a été l’une
des chevilles ouvrières de cette « pacification » poursuivie aujourd’hui par
son successeur, l’ancien journaliste Victor Chabert (N.D.L.R. : Caroline
Parmentier vient de revenir à la gestion presse du RN puisque Victor Chabert
s'est mis en retrait pour des raisons de santé). Par ailleurs, la communauté
médiatique, beaucoup plus clivée que dans un passé récent, ouvre un large
espace de légitimation au RN. Cette plus grande hétérogénéité éditoriale joue
aussi en faveur de la normalisation, laquelle est aussi facilitée par des
offres radicales à gauche avec LFI ou avec un dépassement sur la droite du RN
avec l’offre plus identitaire et conservatrice d’Éric Zemmour.
En cas de ce que vous appelez « choc des
alternances », comment entendent réagir les personnalités que vous avez
interrogées et les élites en général ?
Ceux qui aujourd’hui considèrent en effet que
la radicalité de LFI cornérise définitivement son leader portent peut-être un
jugement hâtif sur les évolutions à venir. Le pari très réfléchi de Jean-Luc
Mélenchon consiste à travailler sur la durée afin de consolider son socle
électoral en spéculant sur l’instabilité sociale, communautaire et
institutionnelle du pays.
Son calcul ne doit pas être pris comme
totalement provocateur, même s’il l'est dans les faits et les valeurs, ni comme
irréaliste. Dans un affaiblissement du parti présidentiel, usé par le pouvoir
et une incapacité de la gauche à se reconstruire, LFI peut s'offrir un trou de
souris pour se faufiler au second tour. Dans cette hypothèse au regard des
tendances de fond, une confrontation Marine Le Pen/Jean-Luc Mélenchon
constituerait certes une immense surprise mais il ne faut pas forcément en
exclure l’idée dans un pays aussi politique que la France et aussi fatigué par
des décennies d’indifférenciation politique.
Ce retour au choc des alternances, bien
évidemment, verrait Marine Le Pen l’emporter. D’autant plus que les traits
d’images qui la portent aujourd’hui s’améliorent et en font un personnage
central, voire presque rassurant pour des segments importants de l’opinion.
Tout l’enjeu pour elle désormais est de travailler à la crédibilisation d’une
offre d’alternance en mesure de gouverner. D’où la recherche de profils
d’experts, d’où la haute fonction publique que le RN s’efforce de rassurer
alors qu’Emmanuel Macron l’aura fortement bousculée, notamment en supprimant
quelques grands corps (préfets, diplomates) et d’où le frémissement qui, de ce
côté-là, commence à se faire sentir dans les groupes d’expertises qui
travaillent déjà sur la future campagne. Après le renforcement sociologique,
après la dédiabolisation, le nouveau chantier du RN consiste à polir les outils
de sa professionnalisation. C’est là le troisième étage de la fusée.
« La faisabilité a ceci de porteur pour le RN
qu'elle tend à renforcer sa légitimité et sa crédibilité. La perception
participe de la construction de la réalité, sans la rendre certaine, mais en
l'inscrivant dans le champ des possibles. » Qu’entendez-vous par là ?
Tout simplement que le RN pour de nombreux
acteurs, observateurs, est devenu une hypothèse presque comme une autre et que
plus cette hypothèse se crédibilise au vu des sondages, des élections, des
ralliements aussi, plus l’idée d’un accès au pouvoir est naturalisée jusque
dans des sphères qui hier encore l’auraient rejetée et l’aurait combattue. Ce
n’est plus un tabou, ni quelque chose d’indicible, même si nombre
d’incertitudes demeurent quant à cette issue. Mais force est de constater que
pour de nombreux segments de l’opinion, Marine Le Pen incarne de plus en plus
une figure plausible de la grande alternance. Reste à savoir ce qui se
passerait ensuite… C’est aussi cet aspect des choses que tente de comprendre
mon enquête.

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